Antonio Gramsci, célébré conjointement, dans les années 1960-1978, comme le penseur marxiste le plus novateur du XXe siècle par Jean-Paul Sartre et Louis Althusser, n’a pas fait l’objet d’études soutenues en France après quelques recherches importantes. Gramsci n’est même plus un célèbre méconnu ; il est un inconnu. Les Cahiers de prison ne sont pas un livre, ni même une suite d’essais thématiques. Leur fil conducteur est l’équation énigmatique que Gramsci établit entre philosophie = histoire = politique. Se forme ainsi un work in progress qui a pour référent et horizon ce multiversum, le monde moderne «grand et terrible» que les masses subalternes cherchent à transformer en monde commun.
Gramsci a posé des questions cruciales dans le fond le plus obscur du XXe siècle. Pourquoi et comment le capitalisme réussit-il à faire de la révolution passive une époque qui diffère sa crise organique et sait inventer la culture adéquate pour assurer son hégémonie sur les masses modernes en alternant avec les fascismes et l’américanisme-fordisme, lié à la démocratie libérale, des formes de domination et de direction de la civilisation moderne ? Pourquoi et comment l’expérience soviétique née de la révolution de 1917 est-elle menacée d’interruption et d’échec dans ce qui devrait être sa fonction : une assimilation des masses au plus haut niveau de civilisation atteint et la libération de leur créativité ?
L’ouvrage montre comment la philosophie de la praxis se constitue en enchevêtrant trois lignes de recherches pour élaborer 1) une théorie de la société moderne, de ses rapports de pouvoir, de son anthropologie culturelle et sociale, 2) le grand récit singularisé de son histoire où s’impose la révolution passive qui est une stratégie de la crise continue reproduite en moyen d’hégémonie mondiale, 3) une science et un art de la politique cherchant les moyens d’une anti-révolution passive pour permettre l’universel plus universel des masses des subalternes que le système capitaliste se soumet contradictoirement en les désassimilant.
André Tosel est professeur honoraire de philosophie à l’Université de Nice-Sophia. Il a publié récemment aux éditions Kimé Scénarios de la mondialisation culturelle, I, Du retour du religieux ; II, Civilisations, cultures conflits (2011) ; Nous citoyens laïques et fraternels ? (2015).