« Nous sommes en Transylvanie, et la Transylvanie n’est pas l’Angleterre » dit le comte Dracula à Jonathan Harker, comme si cette déclaration devrait suffire pour expliquer tout phé- nomène étrange et autrement inexplicable. Déjà au xviiie siècle, lorsque des voyageurs comme Diderot ou le comte de Ségur quittent la France pour se rendre en Russie, les des- criptions qu’ils fournissent de l’Europe de l’Est relèvent moins d’une découverte que d’une invention d’un monde imaginaire où tout peut arriver. il s’agit, en effet, de l’invention d’une zone qui sert à définir par opposition l’Europe Occidentale : ces territoires incarnent une sorte de « ça » où toutes les pulsions animales, peurs et phobies se trouvent matérialisées sous la forme de maints personnages fantastiques dont les noms insolites et exotiques sont soigneusement répertoriés par le voyageur civilisé : vlkoslak, vrolok, stregoica, vourdalak, balauri, zmei, chort.
Et pourtant, l’Europe de l’Est n’est pas qu’un lieu de prédilection pour le fantastique, comme pour Mérimée, Nodier, Bram Stoker ou Jules verne, mais aussi la source d’une écri- ture du fantastique qui met en scène – parfois avec auto-ironie – la prise de conscience de cette étrange condition, de monde incertain hésitant entre deux mondes, entre une société moderne et une société endormie, pétrifiée dans ses traditions archaïques. La Famille du Vourdalak d’Alexeï Tolstoï anticipe d’ailleurs le grand thème du vampire, alors que le clin d’œil ambigu de La Dame de pique de Pouchkine ou le grotesque du Nez de Gogol font penser à un certain humour noir du réalisme magique.
Au xxe siècle, comme la condition est-européenne coïncide avec le monstrueux quotidien de la dystopie communiste, le fantastique devient pour les pays de l’Est une manière de s’évader du cauchemar carcéral, stratagème subversif pour parler de la réalité comme dans la science-fiction de Zamiatine ou dans le mélange de réel et d’imaginaire chez Bulgakov. A Mircea Eliade, il avait permis de poser des questions sur la survie de l’individu dans un système totalitaire, alors que chez Kolakovski ou Cărtărescu, il devient une forme cryptique de dissidence.
Dès lors, il appartenait à Otrante d’arpenter ce territoire non pas oublié, mais imparfai- tement cartographié, au gré de points d’ancrage qui cachent plus qu’ils ne dévoilent.
Giovanni BERJOLA, Renata BiZEK-TATARA, victoire FEUILLEBOiS, Katarzyna GADOMSKA, Jonathan LARCHER, Stanislaw LEM, Anca MiTROI, Arina NEAGU, virginie TELLIER, Katia VANDENBORRE, Marina VARGAU