Ce travail s’occupe du rapport de Giacometti avec la pratique de l’espace à partir d’une intuition attestée par un dessin datant de 1930 environ où le temps se transforme en espace. Dans la deuxième partie de son œuvre, après les expériences post-cubistes et surréalistes, l’artiste parviendra à une coïncidence d’espace et de temps. Vers 1932-1934 un espace flegmatique, lunaire fera surface en s’opposant à une obsession saturnienne, à une impatience destructive. Ce passage, qui aura dans L’objet invisible une œuvre charnière, sera indispensable pour que le travail de Giacometti puisse être attente infinie que les choses viennent en prenant l’initiative et en portant la pagaille dans un espace abstrait. Les choses produisent avec l’observateur un champ de forces qui est la profondeur temporelle et spatiale de l’aller et venir de la manifestation d’étants agissant en qualité de charges de vision et de visibilité. Vision – voir en acte qui est également faire voir, présenter – et visibilité, être visible, condition de ce qui est manifeste. Au-delà de tout réalisme naïf, il y a ici un réalisme anti-humaniste radical à travers l’expérience de l’être à outrance. L’espace, cet espace qui n’existe pas nous dit l’artiste vers 1949, est “on fait voir” : “sujet” et “objet” ensemble “on produit vision et visibilité” toujours en train de se faire, d’être créés et de générer un champ. C’est pourquoi l’espace est réel mais, dans un certain sens, il n’existe pas. Les corps sont des écheveaux d’activité, entrelacs mouvants de vision-visibilité, espace se confondant avec l’espace en tant que champ de forces qui sourd de leur interaction et qui est leur moyen d’interaction. Ici, aucune expérience du néant; il n’y a que l’être dans sa surabondance. La figure sculptée ou peinte se précisera ainsi chez Giacometti comme le double de cette troisième présence qui la précède, de l’espace en tant que champ coïncidant avec l’éternel retour des forces générées par l’interaction des étants. L’œuvre est le double d’un espace qui est conscience apersonnelle où une tête et l’artiste peuvent se rencontrer et, à nouveau, se retrouver au plus haut degré d’intensité. L’artiste alimente ce champ anonyme avec son travail obsessif qui en est le cadre tout en lui appartenant.
Jean Soldini est né en 1956 dans la partie italienne de la Suisse. Philosophe et historien de l’art, ses recherches visent une esthétique indissociable d’une hospitalité comme résistance orientée vers la multitude des étants et de leurs espaces communs.