Essai sur la religion de l’art chez les modernes
Depuis la révolution romantique jusqu’au triomphe des avant-gardes, la part la plus éminente de la création artistique et littéraire a été portée par un élan proprement religieux. L’œuvre d’art a pu être assimilée à une révélation de la vérité transcendante et son créateur à un visionnaire ouvrant les portes de l’avenir. Mais considérer l’artiste comme un prophète et son œuvre comme un dévoilement, n’était-ce pas parer une culture déjà sécularisée des atours illusoires d’un surnaturel voué à s’éclipser ? Au terme du processus de désenchantement, le culte romantique de l’art risque d’apparaître comme une ultime péripétie dans la sortie de la religion, la boucle d’un dernier assouvissement de spiritualité avant la plongée dans un monde de part en part rationalisable, l’adieu sans retour possible au désir d’absolu. Cette interprétation de l’art moderne comme succédané du religieux n’est pas fausse sans doute, mais, à ne voir ici qu’un effet de substitution, on passe à côté de la dimension essentielle du phénomène qui, pour être perçue, oblige à saisir dans une même perspective la sphère de l’art et la question de la violence émissaire — question dont on sait qu’elle n’est pas sans rapport avec la production du sacré. Si la part la plus éminente de la création moderne tendit à échapper au monde profane, ce n’est pas seulement qu’un vœu pieux en a décidé ainsi, c’est aussi et surtout que la sphère de l’art s’est coulée dans la matrice dont est toujours sortie l’instance sacrée.
Jean Nayrolles est professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université de Toulouse-Jean Jaurès. Il a consacré de nombreuses années de recherche au mouvement de redécouverte du Moyen Age à travers la production artistique et l’historiographie des temps modernes (L’invention de l’art roman à l’époque moderne, XVIIIe-XIXe siècles, PUR, 2005). Il s’est ensuite orienté vers une interprétation anthropologique de l’art et de son histoire (Du Sacrificiel dans l’art, Kimé, 2019).